« Après avoir fait la mine, marqué une hésitation, Michel m'embaucha pour les foins. Vingt francs par jour, non nourri. Je me récriai, mais il pouvait, dit-il, trouver avec la crise des tas de types en bas qui seraient contents de travailler pour le prix qu'il m'offrait. Avec dix francs en poche et les difficultés que j'avais connues en bas je n'avais pas le choix, j'acceptai. » « En faisant les foins », « L'usine », « Chantier en montagne », « Peinture en bâtiment », « Matin de vendanges », « Les cerises », « Retour à l'usine »... Dix chapitres de l'une des grandes oeuvres de la littérature prolétarienne : Travaux.
Un des livres les plus beaux inspiré par la condition ouvrière. Travaux, paru au lendemain de la guerre, en 1945, est tout de suite devenu un classique. Les critiques ont comparé Georges Navel à Gorki, à Panaït Istrati, à Eugène Dabit, à Charles-Louis Philippe. Mais Navel fait entendre une voix qui n'appartient qu'à lui. Comme l'a écrit Jean Giono:«Cette patiente recherche du bonheur qui est la nôtre, nous la voyons ici exprimée avec une bonne foi tranquille.»
Dans ce récit d'une rare sincérité, Georges Navel (1904-1993) raconte sa vie. C'est celle d'un enfant d'ouvriers, né au début du siècle, et qui s'élève par ses propres forces, à travers maintes aventures, à la connaissance du monde, de la société et de soi-même. Son enfance, avant et pendant la guerre de 1914, ses apprentissages, ses vaines tentatives pour adhérer de toute son âme à un parti politique qui satisfasse ses aspirations, son non-conformisme, notamment en matière de service militaire, sa participation à la guerre civile espagnole, sa mobilisation en 1939, son installation dernière comme fermier dans le Midi forment autant de tableaux d'une sobriété, d'une pudeur et d'une franchise exceptionnelles. En même temps c'est la découverte des véritables nourritures terrestres, de la joie de vivre, d'exercer ses muscles, de nager et de dormir, mais aussi de manier la pelle, la pioche ou la lime. La sagesse, un peu teintée de résignation, à quoi l'auteur atteint au terme de son livre (en 1943) n'est pas celle qu'inspire une vue métaphysique de l'homme et du monde mais celle qu'enseignent «une existence lourde d'expérience, un itinéraire spirituel singulièrement âpre et vivant».
Comme dans Travaux, comme dans tous ses livres, Georges Navel exprime dans Passages la vérité de sa vie par la vérité de l'art.Navel se retourne ici sur son enfance et son adolescence, sur le dur passage à travers les troubles de son siècle. En août 1914, son père est manoeuvre depuis trente-cinq ans aux Fonderies de Pont-à-Mousson. «P'pa, l'Allemagne a déclaré la guerre à la France !» crie joyeusement l'enfant en apportant à son père le panier du repas. C'est un grand malheur, mais pour l'ouvrier et pour l'enfant ce seront aussi - drôles de vacances - les «grandes vacances». Le petit Goerges assiste au départ des mobilisés, participe à un convoi d'enfants envoyés en Algérie par la Croix-Rouge, puis retrouve ses parents à Lyon. Il est si impatient de quitter son enfance et de rejoindre les «grands» qu'il abandonne l'école et s'embauche à l'atelier où travaille son frère René. «J'avais verrouillé moi-même le carcan qui pesait sur mon épaule.» Mais le prisonnier du travail allait conquérir sa liberté, par ces beaux livres où Giono saluait «cette patiente recherche du bonheur qui est la nôtre, exprimée avec une bonne foi tranquille».
«Je n'ai pas besoin de passion pour déformer la vérité, il me suffit d'être vivant pour le faire. C'est le fait d'être vivant qui m'oblige à interpréter les petits faits vrais, à en faire des petits faits pas tout à fait vrais et enfin des petits faits vrais inventés. Et je ne parle pas seulement des écrivains, je parle de tout le monde. Cette insécurité de la réalité est patente jusque dans les sciences exactes. C'est pourquoi j'admire tant les livres de Georges Navel. Ici la réalité est maniée de main de maître. Elle est nue et crue, c'est incontestable; la sublimation se fait par tendresse. C'est le grand moyen, le moyen aristocratique par excellence, le seul valable, mais qui n'est à la disposition que des véritables écrivains, de ceux qui ont quelque chose à dire et qui aiment à dire ce qu'ils disent. Il procède par une petite phrase courte qui ne tire que sa charge mais la tire avec élégance et sans fatigue. Dormir sous les tuiles m'enchantait, dit-il. Voilà le fait vrai mais mélangé à la lueur. On trouve l'exemple à chaque ligne et toutes ces lueurs font courir le phosphore romanesque, sur une réalité plus vraie que la vérité. L'homme qui est ici dépeint est l'auteur et l'écriture n'est pas autobiographique. Il s'agit d'une opération de grand style. Présenter un personnage comme de la simple matière en mouvement est une erreur dont on ne compte plus les victimes. Ici il y a constamment l'homme et son double; non pas la matière doublée de l'esprit (ce qui est commun), mais cette double matière dont nous sommes tous faits qui rend nos contours imprécis et nous permet la plupart du temps d'échapper avec des blessures légères à la terrible mitrailleuse de Dieu. Cette patiente recherche du bonheur qui est la nôtre, nous la voyons ici exprimée avec une bonne foi tranquille. C'est un travail de héros grec:nous sommes dans les Travaux et les Jours d'un Hésiode syndicaliste.» Jean Giono.