Leporello est le valet de Don Giovanni dans l'opéra de Mozart, qui en fait un personnage comique. A la vérité, c'est un observateur sagace de son temps, le XVIIIe siècle, et de son maître. Il nous montre ce dernier dans toute sa vérité : blafard, méchant, vieilli avant l'âge, d'un caractère plus féminin que viril, souvent malade aussi.
La chronique est un art qui tient du lancer de la grenade et de l'introduction du suppositoire. Je veux dire par là qu'il faut bien viser, afin que l'engin qu'on envoie éclate à la place exacte où il doit éclater, et fasse tous les dégâts souhaitables. Quant à l'introduction du suppositoire, c'est une manoeuvre tout aussi délicate, et qui ne demande pas moins de doigté. Cela consiste à aborder le sujet de biais, de la façon la plus anodine possible, et à arriver par une gradation presque invisible à énoncer en queue d'article une chose énorme qui, dite d'entrée, aurait paru choquante ou ridicule. Quand on met autant de soin, de sincérité, de rigueur à composer un éditorial ou une critique qu'à rédiger quelques pages d'un livre, on est récompensé. Beaucoup d'articles finissent par faire une petite oeuvre en marge de la grande. Grâce au journalisme et à ses heureuses contraintes, certains auteurs ont eu l'occasion d'exercer des facultés ou d'exprimer des aspects de leur talent qu'ils auraient peut-être dédaignés s'ils n'avaient pas eu besoin d'argent.
Dutourd est-il un philosophe, un humoriste ou un prophète ? Un peu tout cela à la fois. Il regarde le monde avec les yeux d'un vieux sage qui ne prend plus grand-chose au sérieux, qui en rit volontiers et à qui il arrive quelquefois de prévoir l'avenir.
Etant un écrivain, et par conséquent un moraliste, Dutourd traite de la politique non en commentateur ou en pamphlétaire, mais en romancier. Il la raconte comme une longue histoire émaillée de péripéties burlesques ou déplorables, dessinant les personnages avec une patte de caricaturiste, montrant ce qu'il y a au-dessus ou en dehors des événements, et qui est le tissu de la vie.
Le journal des années de peste est autant un journal intime qu'un journal de la France. L'auteur l'a écrit avec une complète sincérité, sans jamais se contraindre, ni acquiescer aux opinions reçues, ni céder à ce qu'on appelle le « politiquement correct », comme s'il ne s'adressait qu'à lui-même ou à un ami.
" A vingt-sept ans je fis la connaissance d'Aragon et d'Elsa Triolet.
Il s'ensuivit une amitié qui dura plus de quinze ans et qui se brisa sur des malentendus et des maladresses.
" Notre intimité culmina en 1957 lorsque les Aragon m'emmenèrent passer quinze jours avec eux en URSS. Ce fut pour moi un voyage extraordinaire, comme je n'en fis jamais d'autre et dont presque aucun détail n'est sorti de ma mémoire. On était en pleine période de " déstalinisation ", c'est-à-dire que l'extérieur de la vie soviétique avait encore sa raideur et son aspect féodal, mais que l'on sentait partout renaître la liberté et même la Sainte Russie...
" Dans Les Voyageurs du Tupolev, je ne parle pas de politique mais je montre plutôt la manière d'être, le tempérament slave, les paysages, les moeurs, l'état des esprits et des âmes. Il ne m'a pas fallu moins de quarante-cinq ans de recul pour que tout cela se mette en place dans ma tête. Je me rappelle en particulier un piano à queue dans ma chambre d'hôtel. " Un des souvenirs les plus charmants de notre amitié avec les Aragon est les déjeuners que nous faisions dans leur petit appartement de la rue de la Sourdière, non loin de l'église Saint-Roch.
Ils étaient pleins d'une confiance, d'une familiarité, d'un naturel, d'une absence d'arrière-pensées comme il n'en existe qu'entre artistes. " J'ai revu Aragon pour la dernière fois en 1981, au soir de l'élection de M. Mitterrand à la présidence de la République. Elsa était morte depuis plus de dix ans. Lui-même n'avait plus qu'un an à vivre. Je pensais que peut-être un jour j'écrirais un livre sur ce grand poète qui avait été, si longtemps, pour moi, un ami solide et, à sa façon (ou par son exemple), un maître.
" Jean Dutourd
A vingt-huit ans, un matin, je me regardai dans la glace.
Je constatai que j'avais une tête de chien. Cela cause un choc. Mais le propre de l'écrivain est de ne rien laisser perdre. J'écrivis donc un roman dont le héros a une tête d'épagneul avec une truffe et de longues oreilles. Ce portrait me ressemble assez.
A trente-deux ans, j'eus envie de faire le roman vrai de l'occupation allemande. Tout le monde m'en dissuada. Je le fis quand même : ce fut Au bon beurre.
Dans Doucin je commençai à sentir la présence de Dieu dans le monde et dans les âmes.
A quarante-deux ans, vers la page 500 des Horreurs de l'amour, je m'évanouis de surmenage. C'est un de mes meilleurs souvenirs.
2024 pourrait s'intituler Science-Fiction. J'y dévoile ma vision de l'avenir : il ne reste plus dans le monde que des vieux et des pigeons. Et Mascareigne pourrait être de la politique-fiction.
Il est émouvant pour un auteur de voir quelques-uns de ses livres réunis en volume : il a l'impression d'être mort, ce qui est le comble du chic en littérature.
Le Complexe de César est le premier livre que j'ai écrit.
J'avais vingt-cinq ans et je croyais qu'il fallait terriblement travailler pour devenir un grand homme. La presse et les jurys de l'époque me firent un succès qui m'étonna à peine, vu la bonne opinion que j'avais de mon génie. Par bonheur, je n'ai jamais pu faire ce que je voulais avec ma plume. Mon second ouvrage, Le Déjeuner du lundi, fut exactement le contraire du premier. J'appris ainsi (mais cela ne me servit à rien) que, si l'on veut réussir, il faut tout le temps jouer le même air sur sa clarinette.
En vieillissant, j'ai eu les deux tentations de la trentaine : je voulus parler de la France et je voulus parler de moi. Il en résulta deux essais : Les Taxis de la Marne et Le Demi-Solde. J'atteignais presque la quarantaine quand je m'aperçus que j'avais oublié d'accomplir un acte essentiel dans la vie d'un artiste : je n'avais pas tué mon père. Qui était mon père ? Stendhal, à qui je réglai son compte dans L'Ame sensible, ce qui, du reste, ne suffit pas à me détacher complètement de lui.
Avec le Petit journal, j'ai tâché d'asseoir l'actualité sur mes genoux. C'était, enfin, quelque chose de difficile.
La plupart des gens ont oublié quelle sorte d'âme on possède à six ans, à huit ans, à douze ans.
On tient pour acquis que l'enfant n'est que l'esquisse de l'homme. Or ce n'est pas vrai : l'enfant est un être complet en soi et très différent de l'adulte. Il a ses idées propres, sa morale, ses désires, ses amours, sa philosophie et enfin, les armes appropriées à son état. Comme il est le plus faible, la plus utilisée de ces armes ne peut être que le mensonge. Les enfants mentent sans cesse, pour la tranquillité, pour couper au plus court de la vie.
Dans les romans ou dans les mémoires, les enfants sont, pour ainsi dire, anthropomorphiques. J'ai tâché au contraire, ici, de peindre un enfant totalement enfantin, à la manière dont Jack London peignait les chiens de traîneau, en se mettant dans sa peau, qui n'est pas la mienne.
Ou plutôt qui l'est plus la mienne, car Jeannot, le héros de ce livre, c'est moi, de six à treize ans. Je n'ai rien oublié de ce temps, et ce que je croyais avoir oublié a ressurgi, intact, dans ma mémoire, c'est-à-dire non seulement les péripéties de mon enfance, mais encore les idées, les sentiments, les passions, l'expérience que j'avais alors.
Certains épisodes ont été des tragédies, comme la mort de ma mère lorsque j'avais sept ans ; d'autres des comédies, comme la période militaire de mon père, mes relations huppées avec le roi de Roumanie en exil à Paris, ma mise à la porte du catéchisme, la description de l'Exposition coloniale, grande fête de la IIIe République.
Ce livre s'arrête quand j'avais treize ans. Treize ans est l'âge où finit l'enfance, où l'on devient adolescent, c'est-à-dire homme, et où l'on perd mystérieusement toute l'intelligence dont on jouissait jusque-là.
J'ai eu très nettement, alors, un sentiment de régression intellectuelle et sentimentale. Bref, je suis devenu bête. Peut-être n'est-ce qu'aujourd'hui que je suis enfin redevenu Jeannot ? Il aura fallu du temps !