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Fata Morgana
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Mes parents, eux, ne supportaient donc ni les filles ni les livres ; et quand j'en ai eu possédé plus de trente, ils m'ont sommé de choisir entre les livres et eux, tout comme pour les filles que j'amenais chez eux dans la rue Haute, me faisaient-ils comprendre sans autre forme de procès, ma mère nous toisant avec son visage de porcelaine, sans doute parce qu'ils ne voulaient pas que je me multiplie, comme les livres, le chiendent, les mouches du printemps.
A l'instar de Ma vie parmi les ombres, ce texte inédit de Richard Millet possède un fort écho autobiographique. C'est à Siom, nom d'emprunt pour la ville corrézienne de Viam qui l'a vu naître, que prennent place les nouvelles qui composent ces Jours de lenteur. Les mots y coulent naturellement, malgré le titre, comme les eaux vives d'une rivière.
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Au centre de ces trois nouvelles, huis clos loin des fresques romanesques, est la femme ; «la femme en tant qu'elle échappe à l'homme, la femme et la mort». Tour à tour grinçant, misanthrope ou caustique Richard Millet, de sa prose musicale et exigeante, met en scène l'intimité et le regard de l'autre.
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Richard Millet est un écrivain fort singulier qui révèle souvent une impudeur sous la pudeur extrême des mots. Ces vingt portraits de jeunes filles sont traversés de sexualité et d'odeurs : le désir ruisselle. Mais c'est aussi un hommage fort à ce moment strictement esthétique où la beauté des jeunes corps éclôt et tend à disparaître en même temps, "dans l'espace clos de la classe, dans la naissance du désir, sa cruauté, ses drames, entre l'innocence et l'inévitable perversion que suscite l'apprentissage". En dialogue avec ces portraits, Sarah Kaliski répond au désir de la prose d'un trait suave. Elle réalise pour ce livre une oeuvre de plus de vingt dessins que nous reproduisons en pleine page.
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Tout le premier, il avait tenu cet or dans sa paume ; puis il était descendu dans le fleuve au bord duquel les hommes rient ou gémissent en oubliant ce qu'ils sont, disait-il, sans tenir compte, lui, qu'il était mon cadet de deux ans et que je n'avais pas atteint ma dixième année. Il était trop petit pour soutenir ce qu'il avançait. Il prétendait pourtant n'être pas tout à fait ce que les mots font de nous, ni tel que les autres nous songent. Il sentait la fougère, la myrtille, la tourbe, et y voyait à travers les halliers et les ronces. Il parlait comme les arbres qui remuent dans le vent du soir.
On le comprenait sans tout à fait l'entendre. Ses mots semblaient des oiseaux tombant sous la nuée.
Il avait, selon ma soeur, l'âge de la joie, du silence et de l'ombre.
Richard Millet phrase encore ici ce «temps chanté» de Siom, village imaginaire et miroir littéraire de Viam en Corrèze, lieu natal de l'auteur, où la polyphonie des voix de son enfance, que l'on entend comme un choeur antique, hante ce récit - ou long poème en prose - où s'appréhendent ensemble la vie, dans sa structure la plus secrète, le temps et la mort.
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Fustiger la médiocrité est une activité risquée au temps des grands nivellements et de la confusion définitive de l'art et du divertissement. C'est à ceci que s'attelle ici Richard Millet. Il y faut le courage de l'homme seul et désespéré et la légitimité que confère une oeuvre partout considérée comme l'une de celles que désigne encore de manière significative l'épithète de «littéraire». Il y a dans ce texte plus de colère que de résignation. Il y a surtout l'impérieuse nécessité, sorti du travail lent et infini de l'écrivain, de donner corps à cette colère en une salve salutaire.
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Toute ma vie j'ai eu peur. Peur de vivre, de mourir ? Non : pas même peur de moi ni de ces nuages que les vivants passent leur vie à redouter. Peut-être la peur est-elle une manière d'attendre, donc d'espoir. Je suis essentiellement un être espérant : j'ai la nostalgie de choses qui ont peut-être eu lieu tout en restant à venir. Cette phrase, j'ai beau tenter de me l'expliquer, il me semble que le langage me dicte une condition particulière, une forme d'existence si étrange qu'elle ne peut avoir lieu qu'en déployant la langue : un récit, donc, qui soit une espèce de salut, et de damnation, aussi, puisque rivé au langage. Je n'ai pas le choix : la nostalgie n'est pas le regret mais l'attente heureuse de ce dont on a perdu la mémoire.
Depuis la longue et lente méditation funèbre en l'honneur d'un monde disparu (Ma vie parmi les ombres), à la tragédie réduite à l'épure où les passions se révèlent avec force et cruauté (Le renard dans le nom), Richard Millet n'a cessé, livre après livre, de poser des facettes supplémentaires à sa «comédie humaine» corrézienne. Ce volume, construit sur le modèle des Cent nouvelles nouvelles, où des personnages sont récurrents et d'autres de discrètes ombres, décline toute la gamme des émotions et conjugue envolées musicales et pesanteur terrienne vers une pure jouissance des mots et de la langue. Malgré la transparente référence balzacienne à une «histoire naturelle de la société» cette suite de cent «contes» laisse entrevoir un autoportrait par petites touches...
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Composé à la manière d'un sermon en trois points, cette réflexion de Richard Millet sur la mort ne s'intéresse pas à ses conséquences métaphysiques comme on pourrait s'y attendre. Il est ici question de la mort du monde vivant : de la mort de la foi chrétienne, la mort de la culture occidentale, la mort de la langue. Monde où chacun, vidé de toute substance, se retrouve seul.
Et le prédicateur de ce sermon n'échappe pas à cette règle, soumis à l'opprobre général que lui a valu le scandale lié à son essai littéraire sur Anders Behring Breivik. Mais c'est avec un plaisir malsain, comme empli d'une lucidité morbide, que l'on se délecte de cette fin de monde annoncée et de ce désespoir hargneux que l'on trouve chez les grands penseurs tels Emile Cioran ou Léon Bloy.
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Rêver est, après tout, une manière de vivre, pensais-je en me trouvant, somme toute, heureux d'avoir été le lieu d'un rêve prophétique, moi qui renonçais de plus en plus souvent aux berges de la rationalité commune pour me donner à des signes qui sont le chant du divin dans la vie matérielle.
Comme les cinq actes d'un drame brutal, les cinq parties de ce court récit se situent loin des terres limousines ancestrales auxquelles Richard Millet nous a habitué ; nous sommes tout près de Paris. Un homme, en proie à ses rêves, se lève avant l'aube. La journée sera ponctuée de visions et d'événéments étranges, probables signes prophétiques, nous maintenant sous tension, comme sous une nuée menaçante, jusqu'à la nuit, fatale.
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De ses voyages au Liban Richard Millet a retenu cinq chambres, lieux de dialogue entre le dedans et le dehors, distillant les souvenirs qui semblaient perdus ou s'élevant telles des tours de guet sur les terres d'Orient, cinq chambres qui constituent "un de ces chateaux de cartes que notre fantaisie élève dans la mémoire, la plus lointaine comme la plus immédiate".
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Le plus haut miroir, réflexion sur le langage de son enfance, «un sous-dialecte, une branche de l'occitan limousin», est une évocation précise, sensible et sensuelle des images et des émotions que charrie la mémoire.
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S'opposant à la vulgarité ambiante et à la déchéance morale de la société occidentale, Richard Millet écrit ce manifeste pour l'aridité. Il ne s'agit pas ici de dénoncer ou de s'indigner le poing levé mais de refuser un monde damné en désertant, en se mettant volontairement à l'écart. L'aridité devient alors discipline lorsqu'il faut épurer le langage pour lui rendre sa justesse, s'isoler pour aboutir à la conscience heureuse de l'écart. L'aridité c'est l'obscurité de Mallarmé, le décharnement linguistique de Beckett, l'effacement de Blanchot, la musique au plus près du silence de Stravinsky ou Webern, l'assèchement des formes chez Giacometti.
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