En 1980, au moment de la parution de En lisant en écrivant, Angelo Rinaldi, dans « L'express », souligna que Julien Gracq figurait parmi les contrebandiers habiles à faire passer les « frontières séparant les époques ». Plus de 40 ans après, ce constat reste d'actualité, comme si le temps avait eu peu de prise sur ses fragments, toujours devant nous.
Ce qui est frappant avec les textes inédits rassemblés ici, par Bernhild Boie, son éditrice en Pléiade, c'est qu'il est aussi étonnant dans le grand angle (ses centres d'intérêt sont aussi bien historiques que géographiques) que dans le plan rapproché (tous ses textes sur des paysages ou des événements) ou le gros plan (certains textes sur des écrivains, des villes ou des phénomènes littéraires).
Gracq est un observateur pénétrant, sensible, perspicace. Aucune nostalgie ou lamentation dans cette vision du monde. Avec une liberté de ton et de regard inimitables, il nous invite à revoir à neuf nos propres jugements sur l'histoire, les écrivains, les paysages, l'accélération du temps, la détérioration de la nature, le passage des saisons, les jardins potagers, la vieillesse, le bonheur de flâner comme celui de lire.
Cette lucidité sereine donne d'ailleurs à certains fragments une allure prophétique :
(...) la Terre a perdu sa solidité et son assise, cette colline, aujourd'hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l'assécher, ces nuages les dissoudre. Le moment approche où l'homme n'aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu'un monde entièrement refait de sa main à son idée - et je doute qu'à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son oeuvre, et juger que cette oeuvre était bonne.